L’étude sur la sélection fluctuante est dans PNAS !
Le résultat de deux années de travail acharné avec Luis-Miguel Chevin lors de mon dernier post-doc au CEFE (Montpellier, France) vient d’être publié dans Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of the America (ou PNAS, pour les intimes)! Voir ici pour la version finale du manuscrit.
Un peu de contexte
Cette étude fait partie du projet ERC de Luis-Miguel sur l’étude de la sélection fluctuante. Elle comprenait notamment des trucs très sympas sur de l’évolution expérimentale d’une algue halophile, Dunaliella salina, avec des fluctuations aléatoires de la salinité et… un robot ! Voir ici pour les résultats. La partie du projet sur laquelle j’ai travaillé était plus axée sur l’étude de la sélection fluctuante dans des populations sauvages, afin d’en savoir plus sur sa prévalence et son importance dans le milieu naturel.
Selection fluctu-quoi ?
La sélection fluctuante kézako ? C’est lorsque les caractéristiques de la sélection naturelle (via la valeur sélective individuelle) fluctuent dans le temps. On s’attend à ça parce que l’environnement lui-même change aléatoirement au fil du temps (pensez à la météo par exemple). C’est probablement plus facile de comprendre si on remplace « temps » par « année » par exemple : on s’attendrait à ce que la pression sélective ne soit pas exactement identique d’une année sur l’autre, car certaines années sont plus chaudes, ou plus sèches, ou avec des premières gelées à une date différent, etc… Dans notre projet, nous avons appelé « sélection fluctuante » les conséquences de telles variations dans le temps sur la fonction de la valeur sélective individuelle, qui relie les valeurs des traits phénotypiques (les caractéristiques réelles et observées des individus) à la valeur sélective individuelle.
Une complication vient du fait que les valeurs des traits phénotypiques peuvent également changer avec l’environnement, un phénomène que les biologistes appellent « plasticité phénotypique ». Si la plasticité est parfaite, les fluctuations de la fonction de valeur sélective décrites ci-dessus ne devraient pas entraîner de variation de la sélection d’une année sur l’autre, car le phénotype devrait changer en conséquence. Nous avons donc également étudié dans quelle mesure ces fluctuations de la fonction de valeur sélective se traduisent par une variation de la sélection réelle et observable dans les populations sauvages. OK, c’est un peu le bazar, comme d’habitude, ça sera plus clair avec un joli schéma :
La méthode
Pour étudier tout ça, avec l’aide d’Anne Charmantier, on a gentiment demandé à plein de gens s’ils voulaient contribuer à notre projet, avec leurs données à long terme sur les populations sauvages. On a décidé de se concentrer sur la « phénologie de la reproduction », autrement dit, le timing de la reproduction, enfin, la date de ponte pour les oiseaux, ou la date de parturition pour les mammifères… Bref, c’est le moment où les individus décident de se reproduire, mesuré par… bah, le moment où ils se reproduisent. Beaucoup (la plupart !) des personnes à qui nous avons posé la question ont répondu très positivement.
Au final, on a rassemblé 39 jeux de données sur 21 espèces d’oiseaux et de mammifères (ce sont ces deux taxons qui font généralement l’objet d’études individuelles à long terme pour de nombreuses raisons). On a élaboré un modèle statistique correspondant à un optimum fluctuant comme dans le schéma ci-dessus et on a ajusté ce modèle à chaque jeu de données (on a aussi utilisé des modèles sans optimum, mais toujours avec des fluctuations dans les paramètres, comme la pente, et même des modèles sans fluctuations : bref, on a exploré plein de trucs, ne vous inquiétez pas).
Ce qu’on a trouvé
On a constaté que le modèle incluant un optimum était une bonne description de la plupart des jeux de données, et que, optimum ou non, il y avait des signes forts de fluctuation dans ses paramètres. Ça s’est traduit par des variations plus faibles, mais clairement présentes dans la sélection réellement observée, ce qui signifierait que la plasticité phénotypique joue un rôle, mais ne suit certainement pas parfaitement les fluctuations de l’optimum quand il est présent. On a également confirmé un résultat bien connu pour les oiseaux : il y a une sélection permanente pour des dates de ponte plus précoces. Ce phénomène est décrit ici et ici, par exemple (et ici… autopromotion éhontée !).
Si on y réfléchi bien, c’est bizarre, ce truc à propos des oiseaux : on a une sélection permanente pour une reproduction plus précoce, et pourtant, les fluctuations de l’optimum ne se traduisent pas entièrement par des variations dans sélection observée… Ça indiquerait une certaine plasticité phénotypique, capable, au moins dans une certaine mesure, de « suivre » les fluctuations de l’optimum, n’est-ce pas ? Eh bien, on peut avoir les deux en même temps si… la moyenne phénotypique suit l’optimum, mais « de loin ». OK, c’est difficile à expliquer, c’est mieux visualisé avec une animation des fluctuations de l’optimum et de la moyenne phénotypique au fil des années :
On voulait confirmer que ce suivi était le résultat d’une plasticité phénotypique. Et c’est alors qu’on s’est souvenu : on avait aussi l’identité individuelle de chaque femelle reproductrice, et on pouvait donc trouver des individus qui se sont reproduits sur deux années consécutives. Leur changement de phénotype ne pouvait résulter que de la plasticité phénotypique, non ? On a donc fait ça, on a calculé le changement dû à la « plasticité phénotypique seule » et on l’a comparé au changement de la localisation de l’optimum et on a trouvé une corrélation significative pour 4 jeux de données, et une significativité globale pour l’ensemble des jeux de données oiseaux réunis ! Donc, on a bien de la plasticité phénotypique qui permet ce « suivi » !
OK, chouette, et donc ?
Et bien c’est intéressant pour plusieurs raisons. Déjà, on a constaté que les fluctuations de la fonction de valeur sélective sont très fréquentes. Et bien qu’elles ne se traduisent qu’en partie par des variations de la sélection observée, c’est bien parce que la plasticité phénotypique a elle-même évolué pour répondre à ces fluctuations ! Ensuite, on a fourni des « méta-estimations » (une « moyenne » calculée sur l’ensemble des jeux de données) pour les modèles dont l’optimum fluctue, ce qui serait très utile pour les théoriciens à l’avenir. Enfin, on a obtenu ce résultat très intriguant selon lequel les oiseaux, dans de nombreuses populations, suivent les fluctuations de l’optimum, mais « de loin ». Je pense personnellement que cela signifierait qu’il y a une contrainte dans cette sélection pour une reproduction plus précoce qu’on ne comprends pas. Il se pourrait que le scénario proposé par Price, Kirkpatrick & Arnold (1998), dans lequel la sélection pour une reproduction plus précoce est une sorte d' »illusion », même à l’équilibre évolutif, en raison de la compétition inter-individuelle pour les ressources (comme par exemple les lieux de nidification), puisse avoir une vraie force pour expliquer ce résultat.